La pluie s’abattait sur les deux silhouettes massives qui arpentaient les rues de Haute-Banière en ce glacial soir d’hiver. A l’abri de sa morsure impitoyable, sous leurs épaisses capuches, Ganagoroth et sa soeur Gringaroth avaient hâte de poser leur cul de demi-orcs sur le banc d’une auberge. On leur avait indiqué que leur engeance serait accueillie sans difficulté au Kobold Fringuant, et c’est effectivement ainsi qu’il en fût lorsqu’ils saluèrent enfin le tenancier nain aux larges épaules qui répondait au nom de Gurdil.
La bière était chère, mais elle était naine, l’adresse était décidément la bonne. L’ambiance était plutôt détendue parmi les quelques tablées peuplées principalement de nains et d’humains, les uns devisant, les autres jouants, tous buvants. Seuls trois convives attirèrent l’attention du militaire aguerri qu’était Ganagoroth. Deux au regard qui ne présageait rien de bon et un troisième jouant seul aux fléchettes dans le fond de l’auberge. Celui-là, Gringaroth l’avait aussi repéré. Une occasion pour arnaquer quelques bières à ce nigaud encapuchonné, s’était-elle dit. Sûre de ses talents à ce jeu, elle défia Fidèle -c’est ainsi qu’il se présenta- et s’en mordît les doigts car il était loin d’être une proie facile. Elle faillit même éborgner son prêtre de frère, pressée qu’elle était d’en finir avec ce pari ridicule qui allait lui coûter 2 pièces d’argent. C’est que la bière naine et les fléchettes ne font pas bon ménage.
Mais Ganagoroth était affairé à autre chose. Il épiait les deux bonshommes qui semblaient en avoir après la vieille elfe qui venait de monter se coucher. Fidèle aussi avait repéré la manoeuvre et sous peu, après avoir croisé son regard incandescent de Tiefelin avec celui du demi-orc, ils entreprirent de suivre les malandrins. Fidèle et Gringaroth montèrent discrètement à l’étage, tandis que Ganagoroth, équipé d’une lourde armure préféra rester en bas pour avertir l’aubergiste qui semblait n’en avoir cure.
Un cri, celui de l’elfe, précipita les choses. Le Tiefelin d’un bond souple se plaça d’un côté de la porte, l’orque de l’autre, mais trop tard ils étaient repérés. Un bris de vitre, encore un cri: « Au voleur! », et c’en était trop. Les deux se ruèrent dans la chambre, le passage barré par le plus massif des deux hommes, un gourdin à la main. Gringaroth plongea entre ses jambes pour s’assurer que l’elfe était sauve tandis qu’en quelques coups de bâton particulièrement bien placés, Fidèle disposa du molosse, lui fendant presque le crâne.
En bas, entendant successivement les cris et les bris, Ganagoroth ne se fît pas prier pour goûter à nouveau à la caresse glaciale de la pluie. Sans capuche, cette fois. Mais il ne pût rien faire pour arrêter le vilain qui avait habilement placé sa monture sous la fenêtre et était déjà trop loin pour qu’on y puisse faire goutte. Sous le son du tocsin de l’auberge, les goutes en un plic ploc métalique, complétaient sur son casque une mélodie ironique. Et tandis que la nuit se refermait sur ce galop qui narguait l’orc en un decrescendo évocateur, son visage grimaça au goût amer de la défaite.
Sur le molosse ils récupérèrent un médaillon sur lequel était sculpté en relief une tête de cheval. Ganagoroth insista pour soigner l’homme et le faire parler. Ce dernier était terrorisé et ne semblait pas être en mesure de tenir un propos cohérent alors on le mît dans la cellule de dégrisement de l’auberge en attendant la garde.
La garde tarda à arriver, et il fût bientôt clair à leur haleine et à leur attitude que les rues avaient pour eux perdu de leur qualité rectiligne. Les trois bougres étaient faits autant qu’on peut l’être, et ne tarirent pas d’insultes et de nigauderie face au demi-orc qui se retenait non sans mal. Le « Gros Dagnon », c’est par ce sobriquet que les gardes appelaient le malfrat. Il avait supplié nos aventuriers de ne pas les appeler, Ganagoroth commençait à comprendre pourquoi. Tandis qu’il se faisait emporter en pleurnichant et suppliant vers le poste, les trois aventuriers rassemblèrent les informations qu’ils avaient pu en tirer: il faisait partie d’une bande dirigée par un certain « Tête de cheval », et dont le repaire était dans les bois à quelques heures de marche de Haute-Banière, au delà de la Ruya. L’objet du larcin était un sac contenant des potions destinées à l’usage du temple du « Grand Veneur », dieu de la chasse et de la guerre. L’elfe, répondant au nom de Siveriane, visiblement en état de Shock, leur promît une récompense s’ils lui rapportaient ses potions.
Après une nuit sans événements, et un petit déjeuner qu’ils aurait aimé plus consistent, les trois aventuriers décidèrent d’un plan. Ne voulant pas se faire tomber dessus en plein jour, ils prirent le temps de s’organiser afin d’arriver sur place à la tombée de la nuit. Tandis que Fidèle démontrait que sa victoire de la veille aux fléchettes n’était pas le fruit du hasard, Ganagoroth s’enquît du prisonnier auprès du capitaine de la garde. C’est ainsi qu’il apprît que Dagnon était un gars du cru, et que les sbires de tête de cheval étaient tous des gamins de Haute-Bannière. En causant les hommes arrivèrent à une bien triste conclusion concernant le « Gros Dagnon », il avait été passé à tabac, et portait bien plus de coup qu’il n’en avait en quittant l’auberge la veille. D’après le capitaine, la bande se constituait d’une dizaine de « gamins » et d’un chef dont on ne sait semble-t-il pas grand chose.
La tour dans laquelle les bandits se réfugiaient était à une demi-journée de marche, c’est donc en début d’après-midi que l’équipée improbable s’était mise en route. Ganagoroth avait sans succès tenté de convaincre les compagnons de Siveriane de les aider, mais Kerrl, le nain, avait catégoriquement refusé, prétextant qu’il avait un commerce à faire tourner, et bien que Béric, le jeune apprenti forgeron humain semblait vouloir en découdre, il n’était pas équipé pour l’aventure et bien trop impétueux pour assurer une approche discrète. C’est donc vers 13h que sortirent de la ville un prêtre demi-orc, sa roublarde de soeur et un exotique moine Tieflin. Bien conscients qu’ils allaient être en infériorité.
Alors qu’ils progressaient dans les bois en tâchant d’être le plus discrets possibles, les 3 comparses entendirent des bruits de cavalcade au devant du chemin. Ils se tapirent dans les ronces, juste à temps pour voir passer sans être aperçus 4 chevaux chacun monté par deux hommes qui poussaient des cris enjoués de ceux que seuls une bande de jeunes puceaux se rendant à leur premier bal peuvent crier. Rassurés de voir leur infériorité numérique soudain changée, les aventuriers reprirent leur progression.
A l’approche de la tour, une chose venue des bois fonça subitement sur Gringaroth, elle eut juste le temps de se jeter sur la branche la plus proche pour se mettre à l’abri du danger. L’assaillant surgît des ronces et au même moment Ganagoroth décocha un sort aveuglant qui frappa la cible en un éclair de feu. Un râle précéda le bruit sourd d’un corps sans vie heurtant le sol en un ultime spasme. Le danger écarté, nos aventuriers découvrirent la vraie nature de l’ennemi, et c’est non sans délectation qu’ils décidèrent de le mettre de côté afin de le manger plus tard. Après tout, qui peut dire non à une bonne gigue de chevreuil.
La nuit tombée, ils arrivèrent enfin à la tour. Deux gamins armés mais ivres « gardaient » l’entrée de la tour: une porte massive en bois. Ils jouaient aux osselets auprès d’un brasero et argumentaient bruyamment sans prêter attention à leur environnement. Ce fût donc sans peine que Fidèle et Gringaroth se frayèrent un chemin autour de la bâtisse, une tour circulaire imposante d’une dizaine de mètres de haut coiffée d’un parapet crénelé et pourvue de multiples meurtrières. Devant cette dernière, un puits que joignit fidèle d’un bond subtil afin de se rapprocher des deux gardes, inconscients de ce qui se tramait. Gringaroth, elle, avait fait le tour par l’autre côté et avait rejoint l’étable où se trouvaient deux chevaux.
Ganagoroth tenta de distraire les gardes en produisant un son inquiétant en bordure du bois, mais les deux abrutis crurent qu’il s’agissait d’une chouette. Gringaroth pris alors les choses en main, rentrant dans l’étable et libérant un des chevaux qui ne demanda pas son reste, effrayé qu’il était par l’odeur inhabituelle de la demi-orque. L’équidé pris ses jambes à son cou et les deux gardes, surpris, le prirent en chasse, l’un deux abandonnant même sa lance sur place. C’est alors qu’ils prirent pleine conscience de leur malheur. Alors que le cheval s’éloignait bien plus vite que leurs jambes ne pourraient jamais les porter, ils virent se dresser sur leur chemin la silhouette imposante que dessinait un quintal de muscle et de crocs sous la lune blafarde. Ganagoroth les accueillit comme seul un orc sait le faire, d’un choc qui épargne pour toute une vie la crainte d’encore avoir des caries. La masse d’arme de l’orc percuta de plein fouet le pauvre garçon dont le monde passa du noir au rouge sans transition, étalé qu’il était de tout son long. La gueule de bois allait être plus dure que prévu finalement.
Fidèle et Gringaroth avaient pendant ce temps rejoint la lourde porte d’entrée. Gringaroth tenta de crocheter la lourde porte, mais force était de constater qu’elle était fermée par l’intérieur au moyen d’un lourd madrier, alors ils vinrent prêter main forte à Ganagoroth. Ce dernier entendit soudain une cloche sonner juste au dessus de sa tête… ah non c’était une flèche décochée par sa soeur qui ces derniers jours semble en avoir après lui, et qui avait fort heureusement ricoché sur son casque. Mais cela n’avait que peu d’importance, son bras s’éleva vers les étoiles tandis que son vis-à-vis suivait d’un regard vide la masse prenant son essor. Au moment où la parabole atteint son apogée, le présage d’une conclusion imminente fît naître dans les yeux du gamin deux perles nacrées dont le reflet vint parfaire l’alignement des étoiles, de la masse et de son crâne. A l’issue de cet instant éphémère, écharde de temps suspendu, figé dans un recoin ténu de la mémoire des hommes, tout s’accéléra et il n’y eut plus rien.
Les deux gardes ayant leur compte, il fallait maintenant trouver comment pénétrer dans la bâtisse. Loin d’être bête, Gringaroth suggéra, immédiatement suivie par Fidèle, de mettre le feu à la porte. Sous l’oeil incrédule de son frère, l’orque s’empressa de verser le contenu du brasero au pieds de l’énorme porte. C’en était trop pour Ganagoroth qui lui expliqua la stupidité de sa tentative. « Comment veux-tu que ça prenne? » lui dit-il, tout en se dirigeant vers l’étable. Une minute plus tard il revint avec dans ses bras autant de foin qu’il y pouvait mettre. « Voilà, comme ça ça ira mieux ».
Observant la progression des flammes pendant quelques minutes, il apparût rapidement que les cavaliers auraient tôt fait de revenir avant que la porte ne finisse par s’écrouler. En désespoir de cause, les aventuriers se résolurent à opter pour l’option moins subtile: passer par le toit. Après une rapide démonstration de son habileté étonnante pour une demi-orque, Gringaroth atteint le parapet et lança une corde. Fidèle n’eut pas tant de grâce cette fois et lâcha maladroitement la corde en pleine ascension. Ganagoroth poussa le énième soupir de la journée et suggéra au Tieflin de s’attacher à la corde plutôt que d’essayer d’épater la galerie.
Tout le petit monde ayant rejoint le parapet, Ganagoroth fît usage de quelques rudiments de magie qui lui étaient octroyés par son dieu pour convoquer un serviteur invisible. Ce dernier pût facilement ouvrir la trappe au centre de la terrasse qui n’était heureusement pas piégée et descendit les escaliers sans encombre. Une fois le long escalier descendu nos amis se retrouvèrent de l’autre côté de la porte d’entrée, à moitié aveuglés par la fumée qui en émanait. Trois autres portes se présentaient aux aventuriers. Ganagoroth intima à son serviteur l’ordre d’ouvrir la porte ouest.
Cet ordre fût son dernier, car au moment même où le serviteur ouvrit la porte, un homme masqué bondit sur le serviteur et une épée s’abattit dans le vide éthéré qui faisait office de corps au spectre, brisant de ce fait le sort. L’équipe était sur ses gardes, et Fidèle fût le premier à se jeter sur l’ennemi. Le bâton du moine fusa mais le bandit était alerte et d’un geste nonchalant de la tête esquiva sans peine l’attaque. Gringaroth prît le temps d’ajuster un tir de sa fidèle arbalète de poing et fît mouche juste dans la nuque du malandrin, lui extirpant un cri de douleur et attisant le goût du sang dans la bouche de l’orque. Ganagoroth projeta un rayon qui vint frapper l’encagoulé dont les chances semblaient déjà bien minces. Mais il ne se laissât pas faire pour autant, d’un coup d’épée bien senti il transperça le flanc du Tieflin, ce qui manquât, mais de peu, de l’occire. Il se dégagea fissa de l’affaire avant qu’elle tourne au vinaigre pour lui. Gringaroth n’était cependant pas bien loin, et si sa rapière manqua la cible, c’était pour mieux surprendre sa proie. D’un subtil mouvement du bassin elle déplaça son corps de sorte à exposer le flanc de son adversaire. Celui-ci perçut la manoeuvre et entama une riposte. Un sourire narquois naquit sur les lèvres de l’orque, l’imbécile était tombé dans le panneau. Elle transmit toute l’inertie de son corps dans son bras gauche, idéalement placé dans l’angle mort de l’homme. Du revers de son arbalète personnalisée auquel était attaché un vicieux contrepoids elle percuta sa mâchoire et il tomba inconscient après que sa tête ait subitement effectué une rotation qu’aucune tête saine d’esprit ne s’aventurerait à effectuer.
Tête de cheval étant défait, les aventuriers retirèrent son masque et convinrent qu’il eut mieux valu le lui laisser tant il était défiguré. Laissant là l’homme à son sort, ils le détroussèrent et trouvèrent un parchemin sur lequel étaient griffonnés d’étranges dessins. Ligotant le malheureux, le trio entreprit de visiter le reste de la bâtisse. Au tour de la porte nord cette fois.
Le serviteur invisible ayant rendu son dernier service, il fallait passer au plan B. Ganagoroth s’approcha de la porte, bien protégé derrière son bouclier, au cas où un piège devait se déclencher. La porte était pourvue d’un bas relief en tête de cheval, probablement une clé, mais Ganagoroth n’en avait cure, il était certain que son bouclier allait le protéger quoi qu’il puisse arriver. Il ouvrit la porte, et entendit un « clic »
Soudain le sol se déroba sous ses pieds. Une trappe piégée… il n’y avait pas pensé à celle-là. Il tomba mais un reflex extraordinaire de Fidèle lui sauva la mise. Le Tieflin dans un geste éclair agrippa la main de l’orc et l’empêcha de tomber 3 mètres plus bas. Sous lui, une pièce s’ouvrait et comme il était déjà à moitié dedans, il se laissa tomber sans encombres plus bas. Sur un mur une sculpture en bas relief que l’orc s’empressa d’examiner de plus près. La sculpture ressemblait très précisément au dessin du parchemin de tête de cheval… Seize figures encapuchonnées, pieds-nus, marchant sur une passerelle au dessus de la plèbe qui semblait souffrir et pointer vers un soleil au centre duquel se trouvait une tête de cheval sculptée en creux. Sous la tête de cheval, un cadran indiquant le chiffre « 22 »… qu’est-ce que cela pouvait bien signifier?
The End